Le médecin reprit :
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J’ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à son
lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui lui servait de
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maison, traînée par la rosse
que vous avez vue, et accompagnée de
ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. Le curé était
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déjà là. Elle nous fit
ses exécuteurs testamentaires , et, pour nous
dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta toute sa vie.
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Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant .
Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n’a jamais
eu de logis planté en terre.
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Toute petite, elle errait, haillonneuse , vermineuse , sordide. On
s’arrêtait à l’entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la
voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ;
et la petite se roulait dans l’herbe, pendant que le père et la mère
rafistolaient, à l’ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la
commune. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait
le tour des maisons en poussant le cri bien connu : « Remmmpailleur de
chaises ! » on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à côte.
(
…)
Un jour – elle avait alors onze ans – comme elle passait par ce pays,
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elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce
qu’un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d’un petit
bourgeois, d’un de ces petits qu’elle s’imaginait, dans sa frêle caboche
de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle
s’approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre
ses mains toutes ses économies, sept sous, qu’il prit naturellement, en
essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut l’audace de l’embrasser.
Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se
voyant ni repoussée, ni battue, elle recommença ; elle l’embrassa à
pleins bras, à plein cœur. Puis elle se sauva.
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Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S’est-elle attachée à ce
mioche parce qu’elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou parce
qu’elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est le
même pour les petits que pour les grands.
Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin.
Dans l’espérance de le revoir elle vola ses parents, grappillant un sou
par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu’elle
allait chercher. (…)
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Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le
rencontra, l’an suivant, derrière l’école, jouant aux billes avec ses
camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa avec
tant de violence qu’il se mit à hurler de peur. Alors, pour l’apaiser, elle
lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai trésor, qu’il regardait
avec des yeux agrandis.
Il le prit et se laissa caresser tant qu’elle voulut.
Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses
réserves, qu’il empochait avec conscience en échange de baisers
consentis. (…)
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Puis, il disparut. On l’avait mis au collège. Elle le sut en
interrogeant habilement. Alors, elle usa d’une diplomatie infinie pour
changer l’itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment
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